La grosse mouche se posa sur l'un des multiples dessins, plans et calques étalés sur la grande table de travail en merisier. L'architecte la chassa d'un revers de main vif tout en maugréant. Quelques secondes plus tard elle atterrit effrontément au beau milieu du plan du théâtre de Besançon sur lequel il travaillait depuis plusieurs heures.

            «  Ah non ! Encore cette mouche ! », explosa-t-il tout haut.

L'architecte frappa un grand coup avec le plat du té qu'il tenait à la main. Le geste avait été si prompt que l'insecte n'avait pu s'échapper et la violence du coup l'avait écrasée. Une vilaine tache souillait maintenant le dessin minutieux de la façade. L'architecte, en colère, se leva et alla tirer le cordon d'appel des domestiques. Son majordome se présenta quelques secondes plus tard.

            - Monsieur ?

            -  Il y a vraiment trop de mouches ici. Cela fait la deuxième que je tue cet après-midi. Je ne comprends pas, nous ne sommes pourtant pas en été.

            - C'est peut-être à cause des chevaux, Monsieur. Depuis que le Prince de Rohan a plus que doublé la surface de ses écuries, on peut y compter une bonne douzaine de chevaux ; et à quatre pas d'ici.

            - Sans doute, sans doute. Vous reste-t-il de cette essence de géranium ou de citronnelle ? Il me semble que c'était assez efficace l'été dernier.

            - Oui Monsieur. Je vais en asperger les rideaux et les bords de fenêtre. Mais on m'a récemment parlé d'une plante beaucoup plus efficace : le pyrèthre du Caucase, une sorte de chrysanthème dont on fait une poudre avec les fleurs séchées.

            - Hé bien, Georges, trouvez-moi cette poudre et nous l'essaierons.

            - Bien, Monsieur. Dois-je aussi allumer les bougies, il commence à faire sombre.

            - Oui bien sûr, Georges.

          Le calme était revenu dans le grand bureau. On entendait seulement le clic régulier et feutré de la grande horloge comtoise qui trônait au fond de la pièce. L'architecte l'avait ramenée d'un de ses multiples voyages aux salines d'Arc-et-Senans, son grand œuvre, sa cité idéale, dont il avait supervisé la construction dans les moindres détails. De temps à autre on entendait le claquement des sabots des chevaux et le crissement d'une voiture roulant sur les pavés de la Place Royale. On était fin mars et, malgré la hauteur majestueuse des fenêtres qui donnaient sur la Place, la lumière du soir s'assombrissait rapidement. Les lambris de chêne avaient pris une couleur dorée sous les derniers rayons rasants du soleil et les stucs tarabiscotés du plafond s'étaient creusés d'ombres contrastées avant que l'obscurité n'envahisse la place. Georges descendit le lustre central, alluma une à une les bougies, remplaçant celles qui étaient usées, puis il tira sur la chaîne pour remonter le lourd appareillage.

            - Merci, mon brave Georges. Je vais pouvoir travailler encore un peu avant le dîner.

 

          L'architecte retailla méticuleusement un crayon, tenta de gommer au mieux la trace laissée par la mouche écrasée et se pencha à nouveau sur son dessin. Un autre attelage passa encore sous les fenêtres de l'hôtel particulier dont il occupait les premier et deuxième étages. Il repensa au prochain voyage en Italie qu'il voulait faire dès le printemps de cette année 1781. Le crayon à la bouche, il se mit à rêver, le regard errant sur les petits personnages des scènes pastorales de la tapisserie murale qu'il trouvait d'un autre âge. Il entendit grincer la porte donnant sur le couloir qui menait aux appartements et se retourna, pensant qu'il s'agissait à nouveau de son majordome.

          - Constance, ma chérie !

          - Bonsoir, Père. Votre travail avance-t-il comme vous le souhaitez ?

          Constance referma avec soin la porte derrière elle et s'approcha doucement, tête baissée, comme si elle eût quelque chose à cacher ou quelque requête embarrassante. Son visage était d'un arrondi parfait, aux yeux très bleus et allongés, rehaussés de sourcils à peine visibles, au nez fin, et à la bouche souriante. Ses longs cheveux blonds bouclés coiffés à la mode anglaise étaient retenus par un ruban de velours bleu vif dont la couleur tranchait avec le blanc éclatant de sa robe. Elle était maintenant contre le bureau de son père. Cherchant ses mots, elle se saisit machinalement d'une très jolie tabatière en or qui retenait un des angles d'un plan d'architecture. Instantanément celui-ci s'enroula tel un ressort.

            - Constance, mon enfant, ce n'est pas un jouet ! Repose cette tabatière, je m'en sers pour tenir les papiers.

            - Mais, Père, je ne jouais pas et je...

            - Repose-là, te dis-je. De plus j'y tiens énormément. C'est un cadeau que m'a fait  Madame du Barry lors de ma dernière visite à Louveciennes...

            - Madame du Barry, Madame du Barry, pff, coupa Constance, avec un brin d'insolence. Vous ne cessez de parler d'elle. Auriez-vous oublié votre propre femme et vos enfants ?

            - Ecoute, petite fille : c'est à elle que je dois ma carrière et ma nomination comme Commissaire des Salins de Franche Comté. Et si tu bénéficies de la meilleure éducation qui soit, des meilleurs précepteurs de Paris, de cette belle maison, Place Royale, de cette domesticité, et aussi de ces belles robes que tu portes, c'est beaucoup grâce à elle. Tu devrais donc avoir un peu plus d'égards à son sujet.

            - Pardon Père si je vous ai blessé. Mais vous me parlez comme à une enfant. Avez-vous oublié que j'ai quinze ans dans trois jours ? Je suis une femme ! Et vous devriez même me voussoyer, désormais.

            - Mon Amour, pardonne-moi mon emportement. Mais tus sais, heu,... vous savez, belle demoiselle, vous serez toujours ma première petite fille jusqu'à ma mort. Au fait, tu... vous vouliez me demander quelque chose ?

            - Oh oui Père, répondit Constance, un élan d'enthousiasme dans la voix. Voilà : depuis quelque temps vous parlez de retourner en Italie pour approfondir vos connaissances de l'architecture grecque...

            - Oui, en effet, les ruines de Paestum, que j'ai déjà visitées il y a une dizaine d'années. Les fouilles ont commencé il y a trente ans et quelques restaurations sommaires ont été effectuées. Mais je pense que depuis mon dernier voyage de nouvelles merveilles ont dû être révélées. Je dois absolument y retourner pour mener à bien mon projet du théâtre de Besançon. Le gros œuvre est déjà très avancé et je dois faire vite.

            - Père, emmenez-moi !

Constance avait mis tant d'intention dans sa requête que son père en eut le souffle coupé. Il se leva et fit le tour de la table de travail, réfléchissant tout en mâchonnant son crayon.

 

- Hé bien, si tu... si vous insistez... et si votre mère est d'accord, je vous emmène.

Constance, folle de joie, se jeta dans les bras de son père et l'embrassa. A cet instant Georges entra dans la pièce un journal à la main.

            - Excusez-moi, Monsieur, je voulais vous informer que le dîner est prêt. Et voici votre Gazette de l'Europe.

            - Merci Georges, répondit L'architecte. Ne vous excusez pas, c'est tout naturel qu'un père embrasse sa fille.

Puis il commença à feuilleter son journal.

- Ho ! Incroyable ! Constance, écoutez ça : un savant anglais, William Herschel vient de découvrir une septième planète qu'il a nommée Uranus, comme Uranie, la muse de l'astronomie. N'est-ce pas merveilleux de constater que notre univers de connaissances s'élargit chaque jour grâce à des hommes passionnés et talentueux ? Une septième planète ! Voilà qui me met de bonne humeur, j'adore le chiffre sept. 

 

 

*  *  *

 

            C'est ainsi que deux semaines plus tard Claude-Nicolas Ledoux, architecte de la Ferme Générale, membre de l'Académie Royale, et sa fille Constance, foulaient le sol de Salerne, la grande ville la plus proche des ruines de Paestum, l'ancienne Poséïdonia.

 

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